Depuis l'Antiquité, l'homme a toujours cherché à immortaliser son existence, que ce soit sous forme de monument érigé à sa mémoire, ou sous forme de portrait. Le portrait, peint, sculpté, gravé, ou encore sous forme de mosaïques, représente sans doute l'expression la plus aboutie de ce désir d'immortalité. Toutefois, il remplit également des fonctions sociales du vivant du commanditaire.
Cet article ne prétend pas étudier la sociologie du portrait, déjà faite depuis longtemps et par maints spécialistes, mais s'attacher à comprendre les moyens mis en œuvre par les artistes peintres pour mettre en valeur les personnes représentées. Il existe divers types de portraits, familiaux, en groupe, ou isolés. Dans cette dernière catégorie, des variantes nombreuses sont à signaler : portraits en pied, en buste, de face ou de profil, etc.
On pourrait se demander a priori pourquoi des tableaux qui représentent une personne particulière, sans lien avec l'acquéreur ultérieur de l'œuvre, trouvent justement amateur. Le physique de la personne y est probablement pour quelque chose, mais, plus fondamentalement, les qualités de composition doivent jouer un rôle majeur. En général, les portraits féminins ont davantage de succès que les portraits masculins, surtout lorsque la femme en question est encore jeune et jolie.
Nous allons donc envisager quelques-uns des très nombreux portraits que la peinture belge du XIXe siècle a générés, afin d'en proposer une grille de lecture.
Parmi les portraitistes belges, Fernand Toussaint (1873-1956) n'est pas des moindres. Nous renvoyons à la fiche correspondante sur ce site pour sa biographie. On en conserve plusieurs portraits d'élégantes, identifiées ou non.
En voici un, passé en vente publique en 2000, l'Elégante au collier de perles (fig. 1). La composition en est subtile. Puisque le but d'un portrait est avant tout de fixer les traits du visage, tout dans le tableau doit contribuer à le mettre en valeur. La femme, calée dans l'angle d'un canapé, est vêtue d'une robe noire. Un paravent sert d'arrière-plan. Le visage se trouve dans le quart supérieur gauche. Plusieurs lignes de composition l'encadrent ou y mènent spontanément le regard du spectateur : le bras droit, replié et appuyé sur l'accoudoir, le bras gauche, déterminant une oblique, le dossier du canapé, et enfin les deux éléments de châssis du paravent.
Les couleurs participent à la mise en valeur du visage. La robe noire s'impose dans la gamme chromatique du tableau. Elle confère rigueur et majesté à la personne, et met en évidence la blancheur de la peau des bras, de la gorge et du visage. Toutefois, il s'agit de contrebalancer cette teinte, qui, sinon, rendrait le tableau assez sinistre. Fernand Toussaint éclaircit le coin inférieur droit du tableau au moyen de l'éventail en plumes d'autruche, qui vient équilibrer la blancheur des chairs. Un continuum est établi grâce au bras gauche qui tient l'éventail. Un bouquet d'œillets rouges fixé au corsage vient ponctuer le point de rencontre entre la ligne du bras gauche et le dossier du fauteuil ; il fait en outre contrepoint au rouge vif des lèvres de l'élégante. Le tableau est donc parfaitement équilibré, même si le visage apparaît décentré.
Voici une autre élégante de Fernand Toussaint, l'Elégante à l'ombrelle (fig. 2). Le principe de composition est fort différent du tableau précédent. L'âge de la jeune femme a sans doute influencé l'artiste. De fait, une composition adaptée pour une personne d'âge mûr ne l'est pas forcément pour une jeunesse.
La jeune femme siège sur un petit fauteuil, devant un arrière-plan indéfini, sans motif particulier. La gamme chromatique, nettement plus claire que dans l'exemple précédent, conserve néanmoins une certaine sobriété. On ne retrouve plus autant de lignes de composition, si bien que l'œuvre en paraît plus spontanée, caractère qui sied également à cette jeune personne. Le dossier du fauteuil offre un appui visuel au personnage, qui flotterait sans ce détail. Une touche rose vient ponctuer son corsage, selon le principe mis en œuvre précédemment. Le chapeau orné de ce qui semble être une plume verte, de la même teinte que la veste, permet de cadrer le visage. L'ombrelle, en apparence anodine, est en fait la seule ligne droite de ce tableau, tout en rondeurs. Sa présence et sa position raffermissent un peu la composition.
Autre portrait, celui d'une jeune femme portant une robe brune (fig. 3). Contrairement aux deux exemples précédents, elle ne regarde pas vers le spectateur, mais a les yeux perdus dans le vague. Elle aussi siège dans un petit fauteuil. Le portrait restitue une partie d'intérieur bourgeois. La composition est encore différente des précédents tableaux, même si des tics caractéristiques se répètent, comme la ponctuation d'œillets sur le bord du corsage. Les tonalités de l'ensemble, fort sombres, mettent en valeur la gorge et le visage.
La composition est pyramidale : la largeur de la jupe étalée sur le siège fait place au buste, assez mince, puis vient enfin la tête. Toute la vitalité du corps s'y concentre. En outre, les bras tendus et joints sur les genoux forment deux lignes de composition qui dynamisent le personnage. Les manchettes blanches et les mains font le contrepoint de la clarté des chairs de la gorge et du visage, au milieu de la jupe sombre, selon le principe observé dans le premier tableau.
Voici encore deux autres portraits, toujours par Toussaint. Sur l'un (fig. 4), des détails de composition de la jeune femme à l'ombrelle resurgissent : la position du chapeau, les plumes roses qui rappellent la robe de la même couleur, la présence d'une ombrelle, le fond indéterminé. Toutefois, les fleurs, des roses dans le cas d'espèce, ne se trouvent plus fixées au corsage, mais sous forme d'un bouquet tenu à la main. Il est vrai que leur disposition au corsage aurait été redondante, puisque les vêtements sont suffisamment clairs. En revanche, le bouquet occupe une place stratégique, à la naissance et au passage de lignes de composition formées par l'ombrelle et les mains. La position de l'ombrelle contrebalance la diagonale du bras gauche, de façon à équilibrer la silhouette.
Il est possible que le même modèle ait posé pour l'autre portrait, romantique à souhait (fig. 5). Ici, Toussaint ne s'embarrasse pas de lignes de composition, mais travaille le tableau en nuances de couleurs. Une grande douceur s'en dégage. Une sorte de coulée claire met le visage en valeur. Un œillet rose éclaire la chevelure.
Ces quelques portraits de Toussaint montrent la variété de compositions possibles pour un même sujet, adaptées à l'âge et à la condition des personnages représentés. Des stéréotypes se dégagent de ces échantillons, tels la présence constante de fleurs, qu'il s'agisse de roses ou d'œillets, l'ajout d'une ombrelle de fonction similaire, l'équilibre des couleurs, etc. Notons que Toussaint a pu montrer sa maîtrise des couleurs dans d'autres œuvres, bien éloignées des portraits, comme les bouquets (fig. 6-7), voire sur des affiches (fig. 8).
En conclusion, il apparaît que Fernand Toussaint, en praticien chevronné, offre une belle démonstration de l'art du portrait. Ceux-ci rencontrent encore un vif succès sur le marché de l'art, signe d'une valeur sûre.
Tombée sous le charme de la pointe des Poulains, la tragédienne passa ses étés à Belle-Ile-en-Mer, entourée d’amis, et fit de nombreux émules parmi les gens de théâtre.
Une pancarte à l’entrée du site annonce la couleur: «Vous rêviez de sensations fortes, de rochers noirs battus par les vagues et les vents? Vous les aurez! Vous avez envie de pelouses fleuries comme des jardins et d’une tranquillité à peine troublée par les cris des oiseaux de mer? Vous les aurez aussi.»
Bienvenue chez Sarah Bernhardt à la pointe des Poulains, site sauvage de Belle-Ile-en-Mer.
En s’y promenant avec des amis en août 1894, l’actrice vit l’écriteau «A vendre» sur un fort désaffecté et humide.
Et s’écria «J’achète!»
Ce n’était pas une lubie.
La tragédienne la plus célèbre de son temps passa à la pointe de l’île la plupart de ses étés, après avoir retapé le fort à grands frais et percé des fenêtres.
Abandonné par l’armée française un quart de siècle auparavant, il servait de remise aux pêcheurs de l’île. Elle aménagea un jardin, faisant arracher la bruyère (par superstition probablement), planter du gazon anglais et un figuier qu’elle appela Joseph.
Par la suite, l’actrice fit construire non loin la villa Lysiane (le prénom de sa petite-fille) et la villa Les Cinq Parties du monde pour sa famille et ses nombreux amis – la dame ne se déplaçait pas sans une théorie de fidèles, dont la peintre Louise Abbéma, dite «le vieux général japonais».
Des siestes à l’abri des tamaris
Quand le manoir de Penhoët, trop proche de chez elle à son goût, fut à vendre, elle l’acheta aussi et lui adjoignit un atelier pour son ami «Jojotte», le peintre Georges Clairin, qui lui avait fait découvrir Belle-Ile. Le manoir étant plus confortable, Sarah Bernhardt délaissa le fort mais aimait se promener jusqu’à la pointe, là où les vaguelettes de l’étroite plage, venant de deux côtés, se donnent le bonjour.
Dans «La Grande Sarah, souvenirs», un livre paru en 1930, désormais introuvable, le compositeur Reynaldo Hahn évoque «la lande mauve et dorée». Hahn, comme tant d’autres (Lysiane, Louis Verneuil, Marie Colombier...), a raconté les étés de Belle-Ile ponctués par les siestes au «sarathorium», allongés sur des chaises longues, à l’abri des tamaris. Le silence y est de rigueur, affirme la tragédienne à un magazine féminin; ça jacassait ferme, se souvient le sarcastique Reynaldo.
Les soirées étaient festives, tapissées d’histoires abracadabrantesques comme celle de ce boa qui, après avoir dormi des années, se serait réveillé dans le salon, l’actrice lui réglant son compte d’un coup de revolver – anecdote douteuse. Les Bellilois traversaient souvent l’île pour voir cette curiosité (l’actrice, pas le boa).
A tel point que «Sarah barnum» fit élever un mur qui, en partie, existe toujours.
Petit îlot coupé de Belle-île à marée haute, la pointe des poulains offre un panorama grandiose où l'on peut voir Groix, Lorient et toute la baie de Quiberon
Gala pour les pêcheurs
Pour Sarah Bernhardt, aller à Belle-Ile, c’était «rompre avec les paillettes et se confronter à la vérité de la nature», juge Nicolas Tafoiry, le jeune conservateur de la citadelle de Palais, magnifiée par Vauban, la première chose que l’on voit lorsque le bateau venu de Quiberon s’approche du rivage.
En réorganisant le musée, il a consacré une salle à l’actrice. On y voit, sur un imposant carton à chapeau, le visage de «Sarah en colère» peint par Jojotte. Tafoiry s’apprête à publier un livre sur la tragédienne. Louis-Charles Garans vient de sortir le sien. Situationniste de la première heure, il a épousé une Belliloise rencontrée à Saint-Germain-des-Prés. Le couple, qui avait déjà cinq enfants, s’est installé à Palais en 1965. Guy Debord est venu à Belle-Ile voir ses potes. Cinq autres enfants plus tard, Garans avait fondé «La Gazette de Belle-Ile» (la publication en est à son 392e numéro) qui, à chaque livraison, ne manque pas d’évoquer la fameuse actrice.
Peu de temps avant sa mort, Sarah Bernhardt céda ses propriétés de Belle-Ile, où elle avait un temps songé à dresser son caveau. Quand on l’enterra au Père Lachaise, le 29 mars 1923, une délégation de Bellilois vint au fort lui rendre hommage. Il y avait là les maires de trois des quatre villages de l’île, un pâtissier, un huissier, un patron pêcheur et d’autres encore.
L’actrice n’avait pas toujours eu de bons rapports avec les pêcheurs, auxquels elle avait interdit de s’approcher de la pointe des Poulains. Mais quand une tempête ruina ces derniers en 1911, elle organisa à leur profit une «matinée de gala», une sorte de télésardine, ancêtre du Téléthon.
Sentiers côtiers
Après sa mort, le domaine de 42 hectares passa donc de main en main. En 1943, les Allemands bombardèrent le manoir; il n’en reste rien. Monsieur Larquetoux, le dernier propriétaire (il avait fait fortune dans le béton précontraint) possédait aussi la citadelle de Palais. Sa veuve a récemment tout vendu: la citadelle à une firme hôtelière de luxe, et le domaine de Sarah Bernhardt au Conservatoire du littoral, qui le gère avec la communauté de communes de Belle-Ile. Depuis longtemps, le fort était redevenu une bâtisse fantôme.
Les nouveaux propriétaires souhaitent «réhabiliter» ces édifices en ruine et «revégétaliser» un site piétiné chaque année par des milliers de visiteurs. Les sentiers côtiers sont déjà aménagés, donnant accès aux bancs (restaurés) de ciment en arc de cercle sur lesquels l’actrice aimait s’asseoir pour tutoyer le furieux paysage; les véhicules sont désormais cantonnés sur un parking donnant accès à la villa Lysiane, bientôt transformée en boutique et lieu d’accueil.
Le fort et la seconde villa, actuellement en travaux, abriteront des expositions consacrées à l’actrice. Ouverture prévue l’été prochain. S’il était illusoire de vouloir reconstituer les intérieurs extravagants à l’identique, on peut regretter qu’un projet, plus opportun, de résidence d’artistes ait été abandonné.
Monet, Matisse et les autres
Sarah Bernhardt ne fut pas la première artiste à tomber sous le charme de Belle-Ile. Avant de venir chez son amie, Reynaldo Hahn était descendu, à deux pas du débarcadère, à l’hôtel Atlantic (aujourd’hui Atlantique) avec Marcel Proust. Claude Monet, fasciné par les falaises de Port Coton, y avait peint 39 toiles. Matisse, Vasarely, Alechinsky et bien d’autres suivront. Mais l’actrice fut la première à y acquérir une résidence secondaire. Depuis, nombreux sont les gens de théâtre qui ont acheté: Arletty, Catherine de Seyne, Klaus Grüber, Alain Crombecque...
La retraite venue, certains y vivent à demeure. C’est le cas de Cécile Fraenkel, dernière secrétaire de Jean Vilar au TNP avant de devenir celle d’Antoine Vitez à Chaillot. C’est l’actrice Luce Mélite qui l’avait entraînée là, laquelle avait entendu parler de Belle-Ile par Peter Brook. Elles étaient descendues à l’hôtel de l’Apothicairerie, là même où Sarah Bernhardt avait déjeuné avant de découvrir la pointe des Poulains. Un établissement légendaire, aujourd’hui détruit et remplacé par un méchant hôtel de luxe aussi avenant qu’un blockhaus.
«J’ai tout lâché pour vivre ici, dit Cécile Fraenkel. Dès que je descends du bateau, je me sens bien.» Pourquoi? Sa réponse tient en deux mots: «L’infini, la solitude.» La grande actrice ne disait pas autre chose.
Roger Blin, le metteur en scène mythique de «En attendant Godot», fit un jour une promenade avec une amie à la recherche de la «cabane de Pascale» (l’actrice Pascale de Boysson), la compagne (disparue) de Laurent Terzieff. Parti de Port Coton, Blin marcha vers la plage de Donnant. Et tomba, par hasard, sur la cabane.
Elle est toujours là. Nichée au creux d’un plateau donnant sur la mer au loin. Un spartiate parallélépipède en pierre. Les volets au bleu caillé sont fermés. L’actrice vivait là, sans eau ni électricité. Seule face à l’infini. Le rêve secret de Sarah Bernhardt, c’est elle qui l’avait humblement accompli. Cette maison-là n’est pas à vendre.
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"Il faut haïr très peu, car c'est très fatigant. Il faut mépriser beaucoup, pardonner souvent, mais ne jamais oublier".
Henriette Rosine Bernhardt est née le 22 octobre 1844 à Paris. Sa mère, une courtisane d'origine hollandaise, confie très tôt l'enfant à une nurse, en Bretagne. Sarah y reçoit peu de visites de ses parents. A l’âge de sept ans, elle est placée en pension avant d’entrer au couvent des Grands-Champs, à Versailles. L'adolescente apprécie cette existence de recluse et la chaleur de la vie en communauté parmi les religieuses, à tel point qu’elle songe bientôt à prendre le voile. En 1858 cependant, lors de la visite effectuée au couvent par l’archevêque de Paris, son interprétation de l’ange Raphaël dans une pièce de théâtre écrite par une des sœurs en l’honneur du prélat est remarquée.
Le comte de Morny, haut dignitaire du Second Empire et ami de sa mère, lui suggère de décider Sarah à se lancer dans une carrière d'artiste. En 1859, celle-ci entre au Conservatoire après avoir fait le choix incongru, lors de l'épreuve d'admission, de réciter Les Deux Pigeons, une fable de La Fontaine. Cependant, son apprentissage de l’art de la comédie ne s’effectue pas sans heurts avec ses professeurs. Enfin, en 1851, Sarah obtient le second prix de tragédie grâce à son interprétation de Zaïre, une œuvre de Voltaire. L'année suivante, un premier accessit de comédie lui est également décerné.
Avec l’appui de Camille Doucet, ministre des Beaux-Arts à l’époque, Sarah Bernhardt entre en 1862 à la Comédie Française. L'actrice débute sur les planches le 1er septembre lors d'une représentation d'Iphigénie de Racine. Elle quitte cependant l’institution l’année suivante, après avoir giflé une autre actrice … Sarah Bernhardt s’essaie alors dans des œuvres plus légères de vaudeville au Théâtre du Gymnase. Elle connaît bientôt le succès en 1869 au théâtre de l’Odéon en interprétant le rôle de Zanetto dans Le Passant, une pièce de François Coppée. Les succès se suivent alors. L’actrice brille de nouveau dans une œuvre de Racine, Phèdre, puis dans Hernani de Victor Hugo. Ruy Blas du même auteur, joué quelques temps plus tard, lui assure son premier triomphe parisien grâce à sa prestation dans le rôle de la reine d’Espagne.
Les multiples idylles de la comédienne avec les hommes en vue du tout-Paris alimentent alors les chroniques. De ses liaisons amoureuses naît le 22 décembre 1864 un fils unique, Maurice. Afin de préserver son indépendance, Sarah Bernhardt choisit pourtant le célibat et l'indépendance. Pendant le siège de Paris, elle se dévoue auprès des blessés. En 1872, la comédienne quitte l’Odéon et est bientôt de retour au sein de la Comédie française. Elle devient sociétaire de l'institution en 1875. Pourtant Sarah Bernhardt se heurte au directeur de l’époque, Émile Perrin. Celui-ci ne parvient qu'à grand peine à s'imposer auprès de l’actrice qui multiplie les caprices. Son statut de vedette de la scène parisienne lui autorise d’ailleurs quelques excès. Émile Perrin n'accorde bientôt plus à l'actrice que des rôles secondaires. La mort d’une de ses sœurs, Régina, affecte alors profondément Sarah Bernhardt. Elle connaît une crise morale. La comédienne prend l’habitude à cette époque de sommeiller dans un cercueil pour se rappeler la fatalité de son destin de mortel au delà de l'illusion que lui procure la gloire.
La Comédie française commence alors une tournée outre-Manche. Celle-ci connaît un franc succès. Sarah Bernhardt est plébiscitée par le public anglais. De retour à Paris, elle doit pourtant subir à nouveau les assauts de la critique. Celle-ci atteint son paroxysme au moment où Sarah doit interpréter Clorinde dans L’Aventurière d’Émile Augier. Ce rôle antipathique ne lui convient guère et la prestation de l'actrice lors de la première est décevante. Elle décide, le 17 avril 1880, de quitter définitivement l’institution. Le 15 octobre suivant, Sarah Bernhardt part pour une nouvelle tournée à l’étranger, aux États-Unis cette fois-ci puis en Russie et dans le reste de l’Europe l’année suivante. A son retour en 1882, elle se marie avec un aristocrate grec, Ambroise Aristide Ramala. Le couple se séparera l’année suivante.
Libérée alors des contraintes précédentes, elle se lance dans l’interprétation de rôles tels que La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils ou Adrienne Lecouvreur d’Augustin Eugène. Ceux-ci lui permettent d’affirmer son jeu d’actrice. Ils laissent place à davantage de féminité et de fantaisie. La sensualité de sa voix et la grâce de son jeu de scène fascine alors les foules. Sarah Bernhardt, adulée, devient une star. Dans les années qui suivent, la comédienne collabore avec un écrivain, Victorien Sardou. Le duo multiplie les drames historiques à succès : Fédora en 1882 au Vaudeville, Théodora en 1884 puis La Tosca en 1887 au Théâtre de la Porte-Saint-Martin dont elle prend la direction. Jeanne d’Arc de Jules Barbier en 1890 puis Cléopâtre également de Victorien Sardou lui apportent également le succès.
En 1893, Sarah Bernhardt devient la directrice du Théâtre de la Renaissance. Elle crée alors La Princesse lointaine d’Edmond Rostand en 1895 puis Lorenzaccio d’Alfred de Musset, La Samaritaine également d’Edmond Rostand en 1897 et enfin La Ville morte de Gabriele d’Annunzio en 1898. La même année, la comédienne obtient de la mairie de Paris le bail du théâtre des Nations, auquel elle donne bientôt son nom. Elle y joue Hamlet de Shakespeare en 1899. Sarah Bernhardt créée aussiL’Aiglon le 15 mars 1900, une pièce écrite pour elle par Edmond Rostand et pour laquelle elle sacrifie sa chevelure afin de jouer le rôle du duc de Reichstadt. Elle reprend ensuite Angelo en 1905 puis Lucrèce Borgia de Victor Hugo en 1911.
Grand admirateur et ami intime de Sarah Bernhardt, Georges Clairin possède dans sa maison de Belle-Ile-en-Mer un atelier. Il réalisera de nombreux portraits de l’actrice d'une réelle finesse et d'une grande poésie, dont le célèbre « Portrait de Sarah Bernhardt », exposé en 1876 à Paris au Petit-Palais.
Depuis quelques années, la comédienne participe à l’aventure nouvelle du cinéma muet en reprenant quelques uns de ses succès devant la caméra. L’actrice reçoit la Légion d’honneur le 14 janvier 1914. Elle est amputée d’une jambe en février 1915. Sarah Bernhardt décède à Paris le 26 mars 1923. Celle qui fut la première des stars n’est pas jugée digne des funérailles nationales. Cependant 30.000 Parisiens viennent se recueillir devant son cercueil dans son hôtel du boulevard Pereire. De nombreuses personnalités se retrouvent dans le cortège funèbre qui parcourt les rues de la capitale trois jours plus tard. Celle que l’on surnomme "la Divine" était parvenue grâce à son talent et malgré les frasques de son existence à donner de la respectabilité à la profession de comédienne.
Sa maison à Belle Ile en Mer.
Belle-Ile-en-Mer, la pointe des Poulains, son phare.
Réhabilités, le fort et la maison proposent un voyage poignant et drôle dans la vie de la tragédienne. Une évocation unique en France.
"La première fois que je vis Belle-Île, je la vis comme un havre, un paradis, un refuge. J'y découvris à l'extrémité la plus venteuse un fort, un endroit spécialement inaccessible, spécialement inhabitable, spécialement inconfortable. et qui, par conséquent, m'enchanta".
Tombée amoureuse de Belle-Île , Sarah Bernhardt a passé vingt-neuf étés à l'extrême nord-ouest de l'île dans un ancien
1894, Sarah Bernhardt a le coup de foudre pour la pointe des Poulains, site sauvage à la proue de Belle-Ile-en-Mer, dans le Morbihan. La tragédienne achète en une heure le sombre fortin qui s'y trouve. Dès 1896, elle y passe ses étés, entourée de sa famille, de ses amis et de ses animaux.
La propriété de Sarah Bernhardt,achetée en 1894, après sa première visite de l’île. Une nature maîtrisée (jardins, haies de tamaris), un fort transformé en résidence secondaire avec de larges ouvertures. En arrière-plan, l’îlot et le phare des Poulains mis en service en 1867 (carte postale du début du XXe siècle: «Belle-Île-en-Mer. Le Fort de Sarah Bernhardt, vue prise de la Terrasse». N.D. n°23)
La vie de la divine à Belle-Ile, du coup de foudre de 1894 jusqu'à la vente en 1922, quelques mois avant sa mort, avec notamment l'arrivée en grande pompe chaque mois de juin : après plusieurs heures de train et de traversée, l'équipée débarquait à Palais ou directement à la pointe des Poulains. Sarah, sa robe blanche et son grand chapeau ; près d'elle, son secrétaire, Georges Pitou ; sa dame de compagnie Suzanne Seylor ; ses amis, artistes, peintres ; sa famille bien sûr. Dans ses bagages, des compagnons des plus étranges : un singe, un boa, et le crocodile qui dévora Hamlet, l'un des chiens et finit empaillé au-dessus de sa chambre.
La partie orientale de la propriété de Sarah Bernhardt, avec le manoir de Penhoët acheté en 1909. Sarah Bernhardt décide de s’y installer, car le château est plus vaste et plus confortable. Il a été détruit en 1944 par les Allemands (collection particulière).
La vie à Belle-Ile est douce et animée. On y pêche, on y cuisine, on se dore au soleil. On reçoit, beaucoup. Des invités prestigieux, parmi lesquels le roi Édouard VII d'Angleterre. Excentrique, elle fit creuser des bassins et apporter des grenouilles du continent pour les entendre croasser à la nuit tombée. Mais ne croyez pas que Sarah Bernhardt et les siens s'isolent des Belle-Ilois. La "Bonne dame de Penhoët", comme l'appelle affectueusement la population, est sensible aux difficultés des habitants. Elle finance même une boulangerie coopérative.
En 1944, les Allemands raseront le manoir de Penhoët qu'elle avait acquis. Les uns disent que c'est parce qu'il constituait un point stratégique par rapport à la poche de Lorient. Les autres penchent plutôt pour une vengeance, car la dame affichait sa germanophobie et se prétendait juive, bien qu'ayant été baptisée dans la religion catholique.
La tragédienne, qui a marqué l'histoire du théâtre par ses interprétations et sa forte personnalité, aimait "venir chaque année dans cette île pittoresque, goûter tout le charme de sa beauté sauvage et grandiose". Elle y puisait, "sous son ciel vivifiant et reposant, de nouvelles forces artistiques". Malgré la souffrance et l'amputation d'une jambe, en 1915.
Photo aérienne de la pointe des Poulains dans les années 1990. Au premier plan, l’ancienne propriété de Sarah Bernhardt fermée au public, la villa des «Cinq Parties du Monde», le fortin et le parc à l’abandon. Sur la pointe, on observe une aire de stationnement pour les autocars au-dessus de la plage. Au deuxième plan, le rocher du Chien et l’îlot des Poulains avec le phare accessible à marée basse par un tombolo. La multiplication des chemins d’accès à l’îlot et l’érosion des sols résultent d’une fréquentation touristique diffuse et mobile car il s’agit d’un point de vue. Les visiteurs essaient d’épuiser toutes les possibilités de vision sur l’îlot (Inventaire Bretagne DRAC, Artur/Lambart, 1998).
Le fortin, ce bâtiment dont Sarah Bernhardt s'éprit et où elle fit entrer la lumière en creusant de vastes baies et qu'elle transforma en une chaleureuse résidence. "Le fort de Belle-Ile fut un des endroits les plus exquis de mon existence. Et un des plus confortables, moralement parlant", disait-elle.
Sarah Bernhardt à Belle-île, appuyée sur un rocher, 1904
Car pour expliquer sa passion pour la pointe des Poulains, Sarah Bernhardt la décrivait ainsi: "De l'horizon à perte de vue, et du ciel à perte de vue".
Elle voulait reposer dans sa chère île, face à la mer comme Chateaubriand sur son Grand Bé, mais c'est au Père Lachaise qu'elle est enterrée depuis 1923. Mais sans nul doute son âme flotte à jamais sur Belle-Ile et la pointe des Poulains.