(A lire comme intéressante analyse du film)

Andreï Roublev - Andreï Roublyov http://french.imdb.com/title/tt0060107/combined
http://french.imdb.com/name/nm0001789/
http://fr.wikipedia.org/wiki/Andrei_Roublev_(film)
На русском языке En Russe : http://www.tarcovsky.ru/
Comme repère de l’époque ou se passe le film, consultez la période du joug mongol.
Le peintre d’icônes Andreï Roublev :
http://www.russie.net/article4405.html
Film en N&B et une partie couleurs produit par les Studios Mosfilm en 1966 et réalisé par Andreï Tarkovski, sur un scénario de lui-même et de Andreï Mikhalkov et Kontchalovski.
Andreï Roublev : v.1360-1370 - entre 1427 et 1430. Peintre et moine Russe, assistant du peintre d’origine grecque Théophanes, il devint moine au couvent de la Trinité-Saint-Serge de Radonège à Zagorsk. Il travailla à la décoration murale de la cathédrale de la Dormition à Vladimir. Il est l’auteur de la célèbre icône russe dite de la Trinité (v.1411). Son style perpétue la tradition byzantine avec une expression plus gracieuse. Sa renommée fut grande. (D’après Le Robert des noms propres).
Le film de Tarkovski fut produit par les Studios Mosfilm, pure création du régime politique communiste. Son film eu des problèmes avec la censure des oligarques du régime, ce qui engendra des difficultés de diffusion et de présentation au Festival de Cannes. Il obtiendra le Prix Fipresci à ce même festival en 1969.
Ce film sur un sujet compliqué, et certainement difficile à réaliser, aborde une réflexion humaniste sur la trinité : Art, Foi, Pouvoir. La Russie du 15è siècle, époque de Roublev, était envahi par les hordes Mongols, la Russie de l’époque de Tarkovski était « envahi » par les communistes qui avaient démoli des églises orthodoxes et des icônes pour mettre à la place une autre religion : le communisme (1), lequel doit tout au capitalisme. « Rejeter le communisme et garder le capitalisme, c’est rejeter le fleuve et vouloir garder sa source », comme l’écrit Jean Coulonval. Monde fou !  Comme il s’agit d’un peintre d’icônes, j’aborde tout de suite la signification de ce mot.
L’icône est un moyen symbolique de fabriquer une LIAISON entre le visible et l’INVISIBLE. L’icône est comme un signe de reconnaissance. Elle représente l’invisible dans le visible.
Le Peintre a été choisi pour voir l’invisible, l’icône représente une petite image. [ICOINE, ANCONE], EIKONE en Grec Byzantin : image exprimant un dogme. C’est l’image idéale, le symbole idéal.
Elle essaye de représenter le Divin, ou encore de FIXER l’Esprit dans l’image.
C’est un moteur, un outil de méditation. L’icône évoque la Russie, les terres plates, avec un HORIZON bien présent. Cela pourrait être un « passage », une Porte étroite entre le CIEL et la TERRE. C’est un labeur PHYSIQUE et SPIRITUEL.
L’icône ne représente pas qu’un sujet religieux comme le visage d’un homme Saint dans la religion Orthodoxe, c’est un moyen d’accès avec aller et retour.
Proche de l’icône se trouve les Eons. Le problème religieux est un équilibre alchimique entre le transcendant et l’immanent et la matière. Les gnostiques du troisième siècle de notre ère utilisaient pour cela un des Eons, « puissance » intermédiaire entre Dieu et le monde matériel. J’emprunte à Raymond Ruyer un exemple du sens du mot Holon, sorte d’Eon actuel :
Après une catastrophe universelle, il ne reste qu’un homme et une femme, l’un en Alaska et l’autre en Europe. Malgré la distance qui les sépare ils forment une unité biologique, unité enraciné dans le passé biologique le plus lointain (s’ils le désirent ce couple peut reconstituer l’espèce humaine), comme la fusée et le gaz éjecté forment un ensemble. Ils manifestent la réalité d’un « holon » qui fait partie d’un « holon » plus englobant, la Vie, qui elle-même se rattache à un « holon » cosmique encore plus englobant.  Le scénario de Tarkovski et de ses deux coauteurs raconte le moment ou le peintre Andreï Roublev est chargé par son « professeur » (dans la réalité) Théophanes de décorer une cathédrale à Moscou. Quelques temps après il assiste à l’invasion sanglante de son pays par les Mongols, qui soumettent les habitants et commettent ignobles et barbares cruautés. Obligé de tuer un homme pour sauver sa vie et celle d’une jeune fille, Roublev renonce à son art, fait vœu de silence et entame une méditation sur le rôle de l’art et de l’artiste. L’invasion de la Russie par les Mongols commença au début de 1200, et pour se terminer vers le début de 1500. Andreï Roublev à passé toute sa vie sous cet envahisseur et ce climat de terreur. A mon avis, il devait être costaud et physiquement et mentalement... Mais vivre de longues années en cellule de moine n’empêche pas des liens affectifs de se tisser avec d’autres moines, ce que montre Tarkovski dans une séquence.
Le film est divisé en 10 parties.
Au point de vue réalisation, c’est superbe : dès le départ sur le générique, la musique toute en ligne mélodique avec des instruments à vents, rauque, souffreteuse, sonnant presque faux volontairement, mêlé de son de cloches arrache quelque chose au cœur de pitoyable, de terrible, et reflète bien les plus de 1000 ans de souffrance de ce peuple.
Ensuite on découvre un petit peuple en habits de peaux de bêtes et de tissus grossier s’activant pour faire décoller une énorme baudruche remplie d’air chaud. Elle s’élèvera dans le ciel un moment et bien avant la Montgolfière des frères Montgolfier.
La baudruche s’écroule sur le sol, et on suit Andreï Roublev et ses deux compagnons à pieds à travers la campagne, marchant à la façon dont tous les gens pauvres et donc sans chevaux se déplaçaient au Moyen-Âge, en s’encourageant par des réflexions de toutes sortes sur le monde qui les entoure.
La séquence du bouffon qui suit est belle, en de longs plans elle laisse le temps de voir les prouesses de l’acteur gesticulant pour illustrer sa « folie joyeuse » qui magnétise tout son entourage hébété. La progression de la fluidité narrative de chaque partie du scénario est une merveille.  Dans des moments de paix relative, avant la partie du film invasion par les Mongols Tatars, il y a une violence secondaire (en arrière plan) voulu par Tarkovski : dans le prologue du « ballon » un homme se fait enfoncer une torche enflammée dans la bouche ; dans la partie deux, le bouffon est « kidnappé » par les serviteurs à cheval du boyard du coin ; dans la partie trois, un homme au loin est traîné sur l’instrument de son supplice. Il y a aussi le knout, et ce n’est pas fini !... Même si ce n’est pas encore l’époque des armes à feu, que ne fait-on pas déjà avec du métal, en dehors des arcs et des flèches ! et des cloches... Et l’animal cheval à aussi permis bien des conquêtes, souvent pour un autre métal : l’Or.
Dans la réflexion sur l’art avec Théophanes, Cyril parle de « simplicité sans ornement », c’est la clef même de l’art, si difficile a obtenir et qui se rapproche le plus de : la sainteté.
Le périple de Roublev se déroule presque à la manière d’un documentaire, chacune des 10 parties du film ressemblant à une « icône » vivante en elle-même.
La partie de travaux de décoration de l’intérieur tout blanc de la cathédrale, et ses échafaudages de bois ou des apprentis prépare soigneusement les fonds me rappel mon passage à l’atelier de fresques, lorsque j’étais étudiant dans une école d’art parisienne.
Partie invasion de la Russie par les Mongols Tatars : comme dans tous les conflits graves, il y a toujours un personnage de pouvoir qui copine avec l’envahisseur... La reconstitution de l’invasion d’une bourgade fortifiée est soignée, et est à des milliards de verstes de distance de Hollywood ! Et sacrilège ! l’envahisseur utilise un bélier pour forcer la porte de la cathédrale, tout comme le dictateur Staline, se prenant pour un nouveau pape, fit dynamiter l’immense cathédrale Saint Sauveur en 1931 pour y faire construire une « église » à la gloire du communisme et qui ne fut jamais construite. La cathédrale à été reconstruite à l’identique après la chute du communisme. Mais chez nous en France, il y à eu l’envahisseur Allemand (Waffen S.S) qui incendia l’église d’Oradour sur Glane avec ses habitants dedans (les femmes et les enfants). La barbarie n’a pas d’âge et est universelle. Comme l’écrivait Ernest Renan : seul la bêtise humaine peut donner une notion de l’infinie. Jusqu’à présent, l’humain est aussi le plus grand prédateur de cette planète
En plus des divers jeux sadiques et cruels cités plus haut, je reproche à Tarkovski la scène de torture pour de l’Or dans la cathédrale, et il insiste lourdement. L’illustration de la barbarie était déjà assez bien rendue sans cette cruauté supplémentaire.
En France, à Toulouse en 1619, c’est pas si lointain, on a arraché avec des tenailles la langue de Lucilio Vanini, auquel mon nom de domaine internet est dédicacé. Un autre de ses contemporains philosophes comme lui a eu les os brisés en prison, et on l’a laissé mourir comme ça et sans lui donner à manger.
Remarquez, il y a eu le verre de vin et la dernière cigarette pour le condamné à mort, c’était d’une barbarie consommée ; et maintenant on interdit de fumer dans beaucoup d’endroit ; remarquez encore, et il y a à peine quelques décennies, on offrait tous les mois avec leur solde un paquet de Gauloises gratuit aux appelés lors de leur service militaire obligatoire...
Comme le dit Roublev dans le film : la Russie sacrifié... Cela en dit long depuis les presque 2000 ans de la Russie, toujours sacrifiée effectivement. Le mot esclave vient de slave, il y eu des malheurs sans nom chez les tsars, dont le dernier et toute sa famille furent assassiné. Il y eu la souffrance du peuple russe que traduit bien d’ailleurs Tarkovski par des attitudes hébétées, comme halluciné par cette souffrance. Il y eu presque 10 millions de morts à cause de Lénine, Trotsky, Staline et compagnie et des banquiers européens. Oui, la Russie est un ensemble sacrifié, que rend bien le film et que rendent bien aussi les chants orthodoxes, et même les chœurs de l’ancienne armée rouge, ou ceux des Cosaques du Don de Serge Jaroff. (Je suis allé écouter ces chœurs magnifiques dans la salle Pleyel à Paris).  La partie du jeune fondeur de cloche est la plus émouvante et aussi la plus réussit. Fondre une cloche en bronze en pleine terre près de l’église, c’est de l’Alchimie dans toute sa splendeur ! Il suffit de trouver du cuivre et de l’étain, et l’art consiste à doser savamment une petite part d’étain pour obtenir une belle sonorité. Mais la difficulté est de faire un moule avec un bon argile, et de ne pas faire se fendre la cloche au court de sa coulée. Et aussi il faut chauffer dure pour fondre le cuivre, dans un four chauffé au feu de bois. La scène de la coulée du métal est bien rendue, on a l’impression que ça à été filmé à l’époque ! Maintenant, il faut sortir la cloche de son trou, et la faire sonner. Cela va être la fin de l’épreuve du travail pharaonique pour le jeune fondeur. Dur suspens pendant le balancement de la cloche avant sa première sonnerie, devant les grands princes et tous les habitants de la ville.
Le jeune fondeur est effondré et pleurant dans une mare de boue, comme si c’était là toute la récompense et le fruit de son immense labeur. Il est relevé par Andreï Roublev qui a assisté à toute la fabrication de la cloche, et donne sa parole de réconfort au jeune homme, rompant ainsi son long vœu de silence. Le fondeur pleure sa réussite, complète, car il n’y connaissait pas grand chose en cet art si difficile. Cette expérience est le catalyseur qui donnera à Roublev l’envie de peindre à nouveau des icônes, dont celle dite de la Trinité.
M. R. © Ces images sont sous copyright et appartiennent à leurs auteurs respectifs. Note.
1. Je cite un extrait de la pertinence de Jean Coulonval sur le communisme, d’après son livre : Synthèse et Temps nouveaux (1979) :
Ainsi donc, Staline renverse les rôles. D’objet fabriqué, il décide de devenir sujet fabriquant. Et il peut bien nous dire que la vie matérielle de la société existe indépendamment de la volonté de l’homme, il n’en décide pas moins, lui un homme, de ce qu’elle doit être pour « fabriquer » des hommes à sa convenance. Et cela réussit dans la mesure où les hommes n’ont pas atteint l’autonomie intellectuelle.
Ce renversement des rôles, par Staline et tout dictateur en général, ne serait pas possible si le spirituel, en tant qu’essence ontologique, était issu de la matière par évolution. Car l’évolution, au sens marxiste aussi bien que teilhardien, est une conception linéaire dans le temps et irréversible.
Renversement des rôles, de fabriqué physique devenant fabricant de la spiritualité, du psychisme des autres, Staline se pose en démiurge (Staline est mort, mais cela est vrai de tout le « clergé » marxiste). Il est le dictateur à l’état pur dont les sujets ne sont que des objets à pétrir, à façonner, à fabriquer. D’où la technique du lavage de cerveau.
... Le communisme est tout à la fois pouvoir religieux, pouvoir politique et pouvoir économique. Il ne les distingue pas, et se présente ainsi comme l’envers de l’Islam, lequel bloque aussi les trois pouvoirs, mais pour soutenir l’unité du divin. [ Cliquez sur les vignettes, puis pour afficher l’image suivante : cliquez sur suivant ou précédent ou sur la partie droite ou gauche de l’image, ou utilisez les flèches du clavier ] 

























************** Andreï Roublev (Andreï Roubliov, URSS, 1966) d’Andreï Tarkovski a reçu le Prix de la Critique au Festival de Cannes de 1969 où il était présenté «hors-compétition». Sa révélation au public français fut donc assez tardive par rapport à sa date de réalisation. En outre, le film fut distribué dans une version de 2H 30 min. plus courte que celle de la copie présentée ici. Il n’empêche que c’est peut-être le film de Tarkovski qui tourna le plus longtemps dans les salles parisiennes d’art et d’essai des années 1970-1975 où il fut quasi-continuellement programmé.
Andreï Roublev peut certes être apprécié comme pur spectacle «profane» se résumant à l’histoire émouvante d’un grand artiste chrétien sauvegardant l’essentiel – son art et son âme – pendant une période troublée et dangereuse relativement inconnue chez nous. Les moyens financiers mis à sa disposition lui confèrent un caractère de film historique gros budget à grand spectacle assez régulièrement même s’il est constamment traversé par des séquences intimistes et souvent introspectives. Sa mise en scène en appelle pour les scènes d’action à la syntaxe la plus classique et la plus belle en vigueur à l’époque : il suffit de comparer les scènes de guerre à celles filmées par Vittorio Cottafavi et Riccardo Freda dans leurs péplums des années 1960-1965. On est en présence de la même perfection formelle. Mais elle est constamment novatrice aussi car cette syntaxe classique s’applique à des sujets inhabituels qui la transforment de ce fait dans son résultat : on avoue qu’on n’avait encore jamais vu filmer la mort violente au cinéma de cette manière. Réduire Andreï Roublev à un grand spectacle humaniste serait pourtant, de toute évidence, rater l’ampleur de sa visée interne. Car le véritable Andreï Roublev (vers 1360-1430) fut un moine peintre d’icônes, et toutes proportions gardées, un peu aussi le Michel-Ange russe même s’il vécut dans un dénuement bien plus dangereux et risqué que l’Italien. Il faut donc ajouter qu’Andreï Roublev – personnage historique comme personnage du film de Tarkovski – ne peut être vraiment compris que si l'on connaît l’histoire de la théologie chrétienne.
Deux citations nous permettent de bien cadrer les enjeux du film :
1) «Pour le judéo-chrétien, l’homme est créé par Dieu et non engendré par lui, ce qui signifie qu’il ne lui est pas identique, qu’il ne lui est pas homogène, qu’il n’a pas dans sa nature de quoi être divinisé, que ses qualités ne peuvent être portées à l’Absolu, qu’il est irréductiblement subordonné, dépendant, limité, fini. Il est avec Dieu dans le rapport de l’œuvre à l’artiste. D’ailleurs, s’il lui est promis que dans l’Au-delà il Le verra face à face, c’est bien parce qu’il ne peut espérer cesser jamais d’en être distinct.»
Dr. Francis Pasche, Freud et l’orthodoxie judéo-chrétienne, Revue française de Psychanalyse (éd. P.U.F., Paris, 1959, p. 56, conférence reprise, revue et augmentée – mais sans le compte-rendu du débat final entre son auteur et S. Nacht, Marie Bonaparte, René Held, André Green – in À partir de Freud (éd. Bibliothèque scientifique Payot, coll. Science de l’homme, Paris, 1969, §8, pp. 129 et sq.)
2) «La légitimité des images dans le christianisme a été tranchée sur le fond, en plein milieu de la sanglante querelle des images, au deuxième Concile de Nicée en 787. Cette décision ne marqua pas la fin de la guerre civile, qui dura jusqu’en 843, «triomphe de l’Orthodoxie». […] L’Incarnation, «imagination de Dieu», avait pavé la route. Elle préside à la distribution du divin dans le monde, à l’économie de la providence. «Qui refuse les images, refuse l’économie», dit Nicéphore. Ce que le Christ est à Dieu, l’image l’est à son prototype. Et comme le Fils tend vers Dieu, je dois tendre vers l’image du Fils. […] La vague iconoclaste lancée par Léon III à Byzance au début du VIIIe siècle a été la dernière grande hérésie touchant au dogme de l’Incarnation.»
Régis Debray, Vie et mort de l’image – Une histoire du regard en Occident, livre I, §3 (éd. Gallimard, Paris, 1992, puis coll. Folio, Paris, 1994, pp. 107-109).
On comprend mieux, après avoir lu cela, pourquoi Tarkovski filme avec autant d’attention dans Andreï Roublev tant les éléments matériels et naturels que les visages et les corps : ils sont dans une relation dialectique induite par la perspective de la nature religieuse de l’icône russe. Ce n’est pas à vouloir dire que Tarkovski fut ou non, dans le secret de son âme, chrétien en 1966. D’ailleurs dire cela serait ne rien dire : le christianisme n’est pas la même chose selon qu’on est catholique, protestant ou orthodoxe. Si on veut cependant tenter de le savoir, on pourra lire les 600 pages de son Journal 1970-1986 (au sens de journal intime) qui vient d’être réédité vers la mars-avril 2005 par les Cahiers du Cinéma. On peut juste assurer que les interdictions judaïques puis calvinistes relatives à l’image lui sont étrangères. On sait que le christianisme du Nouveau Testament qui fonde le catholicisme est historiquement et objectivement issu d’une rencontre entre l’esprit judaïque et l’esprit grec. La Russie a conservé bien ancrée une sensibilité – sans parler de son alphabet dont certaines lettres proviennent du grec antique ! – typiquement issue de cette rencontre : le lien entre la Grèce et la Russie est notamment l’icône byzantine. Et la religion orthodoxe est fondatrice de l’idée même de la Russie traditionnelle. On peut donc simplement conclure sur ce point en affirmant que Tarkovski avait parfaitement saisi et a parfaitement restitué l’essence de la spiritualité russe.
Même les cinéastes œuvrant à l’époque du communisme le plus militant comme Dovjenko ou Eisenstein ressortaient finalement de ce courant esthétique : on pouvait s'en apercevoir à condition d’être un peu plus cultivé que nos braves (mais cependant encore utiles à lire d’un strict point de vue historique) Léon Moussinac ou George Sadoul. Ce n’est pas à dire qu’il faille comparer Andreï Tarkovski à ces deux illustres cinéastes car lui-même déniait formellement la validité du premier terme de la comparaison : «Il me semble que son esthétique m’est étrangère et franchement contre-indiquée.» (déclaration à la revue française Positif, n°109) et leurs univers moraux comme esthétiques lui sont, en effet, assez étrangers. Mais enfin, on pense parfois à certains plans de La Ligne générale (URSS, 1929) de S.M. Eisenstein ou de La Terre (URSS, 1930) d’Alexandre Dovjenko lorsqu’on visionne Andreï Roublev. Signe qu’il y a une permanence d’inspiration profondément chrétienne, et spécifiquement orthodoxe, dans le cinéma russe et que le communisme n’y fut qu’une parenthèse éminemment diabolique.
C’est évidemment surtout à des films plus ouvertement eschatologiques comme Le Septième sceau (Suède, 1956) ou La Source (Suède, 1960) d’Ingmar Bergman dont les actions sont situées dans un univers également médiéval qu’il convient, en fin de compte, de le rapprocher. Il est, bien sûr, question du diable dont les symboles abondent dans le film : le prince tartare pénétrant dans l’église pour y massacrer les fidèles en est une incarnation. Il y est non moins question explicitement de Dieu puisque le miracle qui redonne foi à l’artiste religieux qu’est Roublev est accompli par la création improbable mais réussie d’une cloche colossale.
La question naïve qu’on peut se poser est la suivante : comment les autorités de tutelle communiste de l’époque ont-elles pu permettre à un tel film d’être mis en scène ? La sœur du réalisateur nous donne dans son entretien une partie de la réponse : il tournait volontairement certaines séquences trop longues afin que la censure coupât dedans et ne touchât pas à l’essentiel. Mais surtout Tarkovski a eu l’habileté artistique de montrer des éléments qui pouvaient êtres lus dans une perspective marxiste par des censeurs marxistes naïfs de 1966. Une peinture historique (on sait que pour Marx et Lénine, disciples dévoyés de Hegel, l’histoire crée l’homme bien que l’histoire selon Marx et Lénine ne soit pas l’histoire selon Hegel) matériellement très soignée et précise d’une part, une vision d’un travail collectif semblant magnifier la puissance du travail humain au service d’une fin collective (la fabrication de la cloche) d’autre part. Pour des marxistes russes de 1966 patriotes et nationalistes, le film pouvait, en outre, aussi être vu comme une magnification de la résistance de l’âme russe aux envahisseurs étrangers asiatiques et les Tartares éventuellement symboliser la Chine rouge maoïste dont la redoutable «Révolution culturelle» avait lieu au même moment aux frontières de l’U.R.S.S., entérinant la séparation totale des deux régimes communistes les plus puissants de la planète à cette époque.
Inutile de dire que ces diverses lectures du film furent peut-être réelles mais non moins évidemment totalement dénuées de sens. Le véritable sens final d’Andreï Roublev se confond avec l’irruption de la séquence finale chronologique montrant l’œuvre picturale réelle et originale de Roublev, filmée en couleurs et portée par une musique religieuse : des fragments, suppose-t-on, de la fresque du Jugement dernier, de l’icône de la Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et d'autres œuvres que nous savons pas identifier. Ce passage du N.&B. à la couleur à cette occasion est assez significatif par lui-même. |