The Aborigines by *rici66
« Youza partit bien avant l’aube. Rien à faire, jusqu’à Vidouguiré, il fallait tout de même compter une dizaine de kilomètres, et passé Vidouguiré, encore bien dans les cinq à travers la forêt pour arriver à la coupe. Le temps d’y être rendu, de charger, de s’en retourner et ça y était, la nuit était là. Faut faire chaque chose en son temps. En son temps. Au lever du soleil, Youza était déjà dans la forêt endormie. Tout en avançant, il regardait autour de lui : noyés dans la neige, pins, bouleaux, sapins, saules cendrés, hautes cépées de saules blancs, coupes déboisées l’année précédente et encore nues, pralets le long de la sommière, longues bouchures dissimulant sous la glace le gazouillis d’un ru –enfouis sous la neige. La neige et encore la neige.
Youza secoua les rênes, fit claquer son fouet et fouilla de nouveau du regard arbres et buissons. L’aube s’éteignait. Le pourpre de l’orient se fanait. Aucun bruit alentour. La paix. Et Youza songeait : comme il l’avait parcourue, cette forêt, dans tous les sens, lorsqu’il était encore gamin. Pas seul, bien sûr. Avec le grand-père Yokoubas. « La ville, l’homme n’est pas obligé de la connaître. Mais la forêt, il doit la connaître. » avait déclaré le grand-père. Et prenant le jeune Youza par le bras, il l’avait fait passer partout, même à travers les hautes frondes touffues des fougères de Vidouguiré, il lui avait même montré le Kaïrabalé. Et lui avait raconté qu’autrefois, il y a bien longtemps, lorsque lui, Yokoubas, était encore jeune, on pouvait voir des élans débouler à travers la forêt de Vidouguiré et sur le Kaïrabalé, des sangliers gros comme des étalons fouir leurs bauges sur les bords du marais, le miroir blanc des chevreuils fuser en éclair à travers les branchages, tandis que des nuées d’oiseaux d’eau et d’oiseaux des forêts, battant des ailes, criant, chantant à tue-tête, faisaient un vacarme de tous les diables et que le lynx se glissait furtivement entre les troncs.
Aujourd’hui, Vidouguiré se taisait. D’élans, plus question, les sangliers, un ou deux à tout casser, on entendait encore des oiseaux chanter, mais est ce que ça pouvait se comparer à autrefois ? Le grand-père Yokoubas lui avait parlé de tout. Et lui avait tout montré. Youza aurait pu marcher les yeux fermés d’une lisière de la forêt à l’autre. En long, en large, en diagonale –à vous de décider. Et quand revenait le printemps, Youza était heureux, en entrant dans la forêt, de voir se gonfler les bourgeons dans les arbres et les buissons, le merisier à grappes suffoquer sous le poids de ses fleurs, la filipendule balancer sa mantille jaune. Et chaque automne, il se réjouissait de ce que la forêt flamboie du rubis de l’obier s’illumine du vieil or rouge des planes, de voir le sorbier incliner le cuivre de ses corymbes et de sentir monter du sol un parfum de marasmes et de lactaires. Lui, Youza, n’avait pas oublié les leçons du grand-père Yokoubas : « Quand tu vas dans la forêt, n’y va pas en promeneur, mais pense que tu vas dans ta famille. Pas seulement pour rapporter du bois ou des champignons, mais pour regarder comment poussent les arbrisseaux, comment le sol se tapisse de mousse. » Tout cela, il le devait au grand-père Yokoubas –que la paix éternelle soit avec lui.
Voilà à quoi songeait Youza lorsqu’il partait en forêt que ce soit l’hiver ou l’été. Aujourd’hui ainsi que chaque autre fois. Et il voyait le grand-père Yokoubas debout, là, devant lui –vivant.
Sur son traîneau, Youza eut un sursaut, comme tiré du sommeil : autour de lui, tout était uniformément blanc. Les branches alourdies ployaient, et sous elles, dans la neige, couraient des traces d’oiseaux et autres bestioles. Youza eut un sourire dans sa moustache, donna un petit coup sec sur la rêne droite. Le cheval comprit, quitta la sommière et s’enfonça dans le hallier, bien qu’il n’y eût là ni ornière ni trace de pas. Mais c’était bien son layon. Et c’était sa coupe avec ses cordes de billes, blotties hérissées sous la neige. Youza rassembla les rênes, s’apprêta à descendre… et se figea, avant même d’avoir balancé ses jambes hors du traîneau : le couloir du layon s’ouvrait entre deux haies d’osier en fleur ! Des fleurs telles que l’osier fléchissait sous leur poids. Et toutes n’étaient qu’écarlate et que pourpre.
Youza regardait de tous ses yeux. Les lourdes et volumineuses grappes de fleurs que le gel n’avait pas encore touchées flamboyaient d’une rutilance de flamme vive, elles ployaient jusqu’au sol tant que, parfois, un chaton venait effleurer la neige et, s’embrasant, ne la léchait pas de carmin clair, mais brûlait d’une lave pareille à celle, épaisse et sombre, et vivante, du sang.
Sans mot dire, Youza ôta sa chapka, resta longtemps immobile, tête nue, comme s’il n’avait pas été dans une forêt, mais à l’église. Un frisson le traversa.
Les paroles du grand-père Yokoubas lui revinrent en mémoire : « Il appelle le sang . »
Sans mot dire, Youza ôta sa chapka, resta longtemps immobile, tête nue, comme s’il n’avait pas été dans une forêt, mais à l’église. Un frisson le traversa.
Les paroles du grand-père Yokoubas lui revinrent en mémoire : « Il appelle le sang . »
Voilà bien longtemps que Yokoubas avait dit cela. Bien des années. A l’époque, Youza, encore tout petit, blotti contre la jambe du grand-père et cramponnant sa main de toutes ses forces, regardait les yeux écarquillés cette chose fabuleuse : un osier pourpre en fleur. En fleur au cœur de l’hiver. En fleur comme aujourd’hui.
Pas tout à fait comme aujourd’hui. Cette autre fois, l’osier pourpre avait fait éclater ses boutons en une cascade de fines gouttelettes, il s’était paré d’une myriade de perles pourpres, petites comme des grains de chapelet, et c’était tout. Pourtant, même cette fois-là, le grand-père Yokoubas avait dit : « Il appelle le sang, souvenez-vous de ce que je vous dis, les enfants. »
Et le vieux ne s’était pas trompé. Dès l’été suivant, le premier été après l’hiver de l’osier ensanglanté, la guerre s’était abattue sur les gens. Abattue bien loin de là. Loin là-bas où les Japonais voulaient s’emparer des terres du tsar. Bien loin. Mais on mobilisait tout de même les hommes de par ici. De partout. Et le plus costaud, les plus travailleurs, en pleine santé, dans la fleur de l’âge. La guerre faisait la fine bouche. Elle ne prenait pas les premiers venus, elle sélectionnait, triait sur le volait. Et de ceux qu’elle élut, elle n’en laissa pas revenir beaucoup. Très peu même ? Et ceux qu’elle laissa revenir, ce fut avec un bras en moins, ou une jambe, ou crachant leurs poumons en étouffant, ou le ventre tordu par le typhus. Ceux-là, c’est une fois rentrés à la maison qu’ils se couchaient dans leur cercueil, les mains jointes comme il faut sur leur poitrine. Et les gens les pleuraient dans les hameaux et les métairies solitaires. Quel déluge de sang les fleurs de l’osier n’avaient elles pas fait couler cette fois-là.

Pasqueflowers by *rici66
Et pourtant, cette fois-là, l’osier n ‘avait fleuri qu’en minuscules perles rouges.
« Combien de sang les fleurs d’aujourd’hui ne vont-elles pas faire couler ? » se dit Youza, serrant dans son poing sa chapka.
A partir de ce jour, Youza se leva chaque matin longtemps avant l’aube… »
La saga de Youza
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Youozas Baltouchis : moments de littérature européenne à Strasbourg

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