Depuis que je suis ici, dans le calme assoupissant de cette vie que le hasard, ou plutôt la destinée ont subitement mise sur mon chemin aventureux, chose étrange, les souvenirs de la « Villa Neuve » hantent de plus en plus ma mémoire… les bons comme les mauvais…(…)
Depuis que j’ai quitté pour toujours cette maison où tout s’est éteint, où tout était mort avant de tomber définitivement en ruines, ma vie n’est plus qu’un rêve, rapide, fulgurant, à travers des pays disparates, sous différents noms, sous différents aspects.
Et je sais bien que cet hiver plus calme que je passe ici n’est qu’un arrêt dans cette existence-là, qui doit rester la mienne jusqu’au bout.
Après, dans peu de jours, la vraie vie, errante et incohérente, reprendra. Où ? Comment ? Dieu le sait ! Je ne puis même plus oser faire des suppositions et des hypothèses là-dessus après que, au moment où je prenais la résolution de rester encore des mois et des mois à Paris, je me suis trouvée à Cagliari, dans ce coin perdu du monde, auquel je n’ai jamais pensé, pas plus qu’à n’importe quel autre recueilli par mon œil distrait sur la carte du monde habité.
Après cela, finies les suppositions et les hypothèses.
Il y a cependant une chose qui me réjouit : à mesure que je m’éloigne des limbes du passé, mon caractère se forme et s’affirme justement tel que je le souhaitais. Ce qui se développe en moi, c’est l’énergie la plus opiniâtre, la plus invincible et la droiture du cœur, deux qualités que j’estime plus que toute autre, et, hélas, si rares chez une femme. (…)
Heureusement que toute ma vie passée, toute mon adolescence ont contribué à me faire comprendre que le tranquille bonheur n’est point fait pour moi, que, solitaire parmi les hommes, je suis destinée à une lutte acharnée contre eux, que je suis, si l’ont veut, le bouc émissaire de toute l’iniquité et de toutes les infortunes qui ont précipité à leur perte ces trois êtres : Maman, Wladimir et Vava.
Et maintenant, je suis entrée dans mon rôle. Je l’aime plus que tout bonheur égoïste, je lui sacrifierai tout ce qui m’est cher. Ce but-là sera toujours mon point de direction dans la vie.
J’ai renoncé à avoir un coin à moi, en ce monde, un home, un foyer, la paix, la fortune. J’ai revêtu la livrée, parfois bien lourde, du vagabond et du sans-patrie. J’ai renoncé au bonheur de rentrer chez soi, de trouver des êtres chers, le repos et la sécurité.
Pour le moment, j’ai l’illusion, en ce provisoire foyer de Cagliari où je me retrouve avec une douce sensation, de voir un être que j’aime bien réellement, et dont la présence m’est insensiblement devenue une des conditions de bien-être… Seulement, ce rêve-là, aussi, il sera court : après, il faudra, pour des pérégrinations dures et périlleuses, redevenir seule et abandonner la somnolente quiétude de la vie à deux.
Mais cela doit être, et cela sera. Et il y a au moins, dans la nuit d’une telle vie, la consolation de savoir que, ne fût-ce qu’au retour, je trouverai peut-être encore un ami, un être vivant qui sera heureux de me revoir… ou tout au moins content. (Pages 135/137)